«L’OMS est captive, mais pas de la Chine»
Heureusement pour lui, Donald Trump n’a pas lu la transcription de la conférence de presse «urgences coronavirus» organisée par l’Organisation mondiale de la Santé le 25 février à Genève; il aurait succombé à une crise d’apoplexie. A cette occasion, l’épidémiologue Bruce Aylward, de retour d’une mission internationale conjointe de l’OMS et d’experts chinois, a déclaré: «Si j’étais infecté par le Covid-19, j’aimerais être soigné en Chine.» Sur quoi sa collègue Margaret Harris, elle aussi membre de l’équipe coronavirus, a renchéri.
Provocation, diplomatie ou sincère admiration face à la réponse à la crise sanitaire apportée par la Chine? Les déclarations de ces deux hauts fonctionnaires de l’OMS peuvent donner lieu à diverses interprétations. Chacune d’elles se justifie – la provocation car au tout début de la crise la Chine a commis des fautes graves, y compris des violations des droits humains; la diplomatie car l’OMS est une organisation intergouvernementale régie par ses Etats membres; l’admiration car, malgré un mauvais départ, l’opération de confinement de l’épidémie déployée par la Chine s’est révélée d’une redoutable efficacité.
Et si l’OMS avait bien géré la crise cette fois? Les reproches pesant contre l’agence onusienne de la santé, accusée de partialité envers la Chine et de retard dans sa riposte, méritent d’être examinés, car ils ont pu décourager d’autres pays de tirer de précieux enseignements sur la base de la réponse chinoise, avec pour conséquence de se priver d’outils déjà éprouvés. Avant de formuler une opinion sur la gestion de l’épidémie par l’OMS ou la Chine, les détracteurs, y compris des chefs d’Etat, auraient été avisés de lire le «Rapport de la mission conjointe OMS-Chine sur la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) des 16-24 février 2020» (téléchargement du pdf) et, pour ses détails captivants, la transcription de la conférence de presse organisée au retour de la mission (téléchargement ici).
Considérons tout d’abord la question de la partialité sous l’angle des objectifs, de la composition et de l’indépendance de la mission conjointe OMS-Chine. En termes simples, les objectifs de cette mission étaient de constater sur place l’évolution de l’épidémie et sa gestion par la Chine, de partager les connaissances et l’expérience acquises avec d’autres Etats membres. Elle se composait de 25 experts nationaux et internationaux – 13 Chinois et 12 autres, d’Allemagne, du Japon, de Corée du Sud, du Nigeria, de Russie, de Singapour, des Etats-Unis et de l’OMS, et était dirigée par un Canadien – Bruce Aylward, conseiller principal à l’OMS. Les 25 membres ont rédigé et signé un rapport de consensus. On ne peut que supposer qu’ils l’ont fait de manière volontaire: si les Chinois formaient une majorité, il aurait été difficile de persuader 12 autres experts internationaux d’approuver un document avec lequel ils étaient en désaccord. A relever en outre que la mission conjointe a travaillé sans l’influence du secteur privé – contrairement à bien des programmes OMS de nos jours – et mérite donc d’être bien notée en termes d’indépendance. L’OMS a peut-être été déférente envers la Chine, comme elle l’est envers tout Etat membre puissant. Mais cette information ne suffit guère pour juger de la valeur de la réponse chinoise ni de la fiabilité de ses statistiques.
Un autre grief émis à l’encontre de l’OMS concerne un retard pris dans la riposte. Une sélection d’évènements clés extraits de la «chronologie de l’action de l’OMS» permet d’en juger: le 31 décembre 2019, la Chine signale un groupe de cas de pneumonie à Wuhan au bureau OMS-Chine; le 1er janvier 2020, l’OMS se prépare pour une urgence en mettant sur pied une équipe d’appui à la gestion des incidents; le 5, l’agence publie son premier bulletin consacré au virus nouvellement identifié par la Chine, suivi, le 10, par la publication d’un ensemble complet d’orientations techniques; le 14 (deux jours après la publication de la séquence génétique du Covid-19 par la Chine), l’OMS indique la possibilité d’une transmission intra-humaine; les 22-23, l’OMS convoque un comité d’urgence; le 28, une délégation conduite par le directeur général de l’OMS rencontre les dirigeants chinois; le 30, déclaration d’une urgence de santé publique internationale, suivie, le 3 février, par la diffusion d’un plan stratégique de préparation et de riposte à l’usage des Etats dont les systèmes de santé sont fragiles.
L’évaluation de la réponse internationale à la pandémie, coordonnée par l’OMS, permettra sans doute d’identifier les retards évitables pris dans la riposte, mais la chronologie ci-dessus suggère une activité intense entreprise assez rapidement et par séquences successives logiques, comme Richard Horton, rédacteur en chef de The Lancet, l’a relevé dans un article du 25 avril, intitulé «Pourquoi le Président Trump a tort sur l’OMS». En revanche, la Chine a tardé à fournir des informations au tout début de l’épidémie. Les chercheurs chinois ont également reconnu que le verrouillage de Wuhan décrété le 23 janvier était arrivé trop tard: 5 millions de personnes avaient déjà quitté la ville.1>Liu et al. Population movement, city closure in Wuhan and geographical expansion of the 2019-nCoV pneumonia infection in China in January 2020. Clin Infect Dis. 2020 Apr 17.
Tirer des enseignements
Lors de la conférence de presse du 25 février, Bruce Aylward a lancé un vibrant appel à reconnaître le succès de la Chine afin d’en dégager les enseignements permettant de sauver des vies dans d’autres pays: «La Chine l’a fait et nous sommes en train d’ériger les barrières contre ceux qui savent comment faire!». Les auteurs du rapport de la mission conjointe ont souligné le fait que la diminution des cas de Covid-19 était réelle: «L’approche audacieuse de la Chine pour contenir la propagation (…) a changé le cours d’une épidémie qui s’intensifie rapidement et qui est mortelle. (…) Le premier jour du travail de l’équipe préparatoire, 2478 cas nouvellement confirmés étaient signalés en Chine. Deux semaines plus tard, au dernier jour de cette mission, la Chine recensait 409 cas nouvellement confirmés.»
De nombreux pays, y compris européens, ont accepté avec reconnaissance l’aide chinoise. Il est regrettable que les grands médias aient réduit cette aide à un effort d’image, sans fournir d’information sur la manière dont la Chine avait contenu la maladie, privant d’autres pays d’une précieuse expérience. Le constat le plus saisissant dans l’approche chinoise, et qui a des incidences importantes pour les pays pauvres aux systèmes de santé fragiles, c’est que même en l’absence de traitement ou de vaccin, la transmission du virus a pu être minimisée voire interrompue par des mesures de santé publique non pharmaceutiques. Celles-ci sont basées sur «une surveillance hyper proactive permettant la détection immédiate des cas; un diagnostic très rapide et un isolement séance tenante; un suivi rigoureux et une mise en quarantaine des contacts rapprochés; et un degré exceptionnel de compréhension et d’acceptation de ces mesures par la population».
Ce fut un travail de titan. Des mesures extrêmes de verrouillage ont été prises pour empêcher l’exportation de la maladie hors de la province d’Hubei et sa propagation dans d’autres provinces. Aylward décrit la construction d’un hôpital en une semaine, la conversion d’un stade en moins de 72 heures, augmentant de 1000 lits la capacité de Wuhan, et la réaffectation d’hôpitaux entiers à la prise en charge des patients Covid. A Wuhan, plus de 1800 équipes d’épidémiologistes dotées d’au moins cinq personnes par équipe ont tracé des dizaines de milliers de contacts par jour. Toutes les personnes positives, y compris asymptomatiques, étaient isolées dans les institutions gouvernementales, cassant les chaînes de contamination domestique, qui constitue la voie principale de transmission du virus. Plus de 40 000 professionnels de santé venus d’autres provinces chinoises ont été déployés pour soutenir l’effort à Wuhan. En six semaines, le gouvernement a formulé et diffusé pas moins de six directives cliniques successives intégrant l’évolution de la situation et les connaissances nouvellement acquises.
Les auteurs du rapport ont exprimé la crainte que la communauté internationale n’était «pas encore prête, mentalement et matériellement, à mettre en œuvre les mesures déployées en Chine pour contenir le Covid-19».
De fait, plusieurs pays de l’OCDE s’y sont montrés réticents, alors que chaque jour comptait dans la lutte contre la propagation du virus. Il a ainsi été estimé que dans la seule ville de New York, par exemple, la mortalité aurait pu être réduite de 50 à 80% si les mesures de distanciation physique avait été déployées à large échelle une ou deux semaines plus tôt.
Alors que la fiabilité des statistiques chinoises sur l’épidémie était mise en doute dans les grands médias, Jim Naureckas, un commentateur de l’observatoire des médias étatsuniens Fair, a constaté que les revues médicales prestigieuses n’affirmaient rien de tel. Les auteurs d’un article du Lancet publié le 30 mars (téléchargement du pdf) s’interrogeaient même sur la capacité d’autres pays à faire aussi bien que la Chine, du fait qu’il leur semblait «peu probable que la plupart parviennent à un tel degré de confinement» de la maladie, et ils redoutaient «de très grandes épidémies de Covid-19 dans les semaines et mois à venir» dans le reste du monde. Le 29 mars, la revue Science relevait de son côté que la Chine avait réalisé «ce que peu de gens croyaient possible: endiguer une flambée épidémique de maladie respiratoire».
Malgré tout, à la mi-avril, les médias ont sauté sur l’annonce du bilan des morts du coronavirus revu à la hausse par la Chine, l’interprétant comme une preuve supplémentaire de sa non-transparence. Sous une pression internationale croissante, la Chine a expliqué que les 1290 décès supplémentaires signalés à Wuhan concernaient des personnes décédées à domicile ne figurant pas dans les premiers rapports officiels. Ainsi, les doubles standards ont abondé. Tandis que la Chine se voyait accusée de manipulation délibérée, le macabre et tardif décompte, à travers le monde, des décès à domicile et dans les établissements médico-sociaux – comme en France ou au Royaume-Uni – était excusé.
Une criante nécessité à soutenir L’OMS
Si Donald Trump a raison sur un point, c’est que l’OMS a en effet été «capturée». Mais pas par la Chine. Après quatre décennies de restructuration néolibérale, l’organisation a été plus ou moins privatisée. Elle a perdu le contrôle de son budget et se retrouve captive d’intérêts privés. Les politiques de santé internationale sont aujourd’hui dirigées par des Etats membres puissants, leurs sociétés transnationales, les institutions internationales financières, les fondations philanthro-capitalistes et le Forum économique mondial. Parmi ces Etats, il est indéniable que la Chine, avec un peu moins d’un cinquième de la population mondiale, une immense capacité industrielle et un pouvoir économique croissant, va jouer un rôle de plus en plus important dans le système multilatéral, y compris au sein des agences onusiennes telles que l’OMS.
Mais, tous les Etats membres, grands et petits, seront obligés d’entreprendre une évaluation honnête de leur propre gestion de l’épidémie au moment où ils l’auront ramenée sous contrôle. Une indispensable comparaison internationale des différentes stratégies devra être entreprise, dans un esprit de coopération et transparence. D’un pays à l’autre, les chiffres (Cf. données de université Johns Hopkins) révèlent des différences frappantes en termes de résultats qui exigent des explications.
On aura rarement vécu une si criante nécessité à soutenir et à bénéficier pleinement des compétences de l’Organisation mondiale de la santé. Pour le meilleur ou pour le pire, l’OMS demeure la seule autorité internationale sanitaire des peuples. Quand elle opère de manière indépendante – libre de l’influence des intérêts privés – comme ce fut le cas de la mission conjointe OMS-Chine, elle remplit une fonction essentielle. A travers cette agence onusienne, les pays peuvent partager des expériences, apprendre l’un de l’autre, se prêter mutuellement assistance et élaborer des directives sur la base des recherches les plus récentes, pour le bien commun de l’humanité, aujourd’hui et dans l’avenir.
Notes
Alison Katz est membre de Solidarités et du CETIM et a été fonctionnaire internationale à l’OMS pendant vingt ans.